* Témoignage de vie de Christian, pêcheur d’hommes, autour du thème de la SOLIDARITE

Propos recueillis par FabriceInterview

D&J : Quel a été ton parcours ?

Christian : J’ai 52 ans, suis originaire des Deux-Sèvres et suis l’aîné de sept enfants. Je viens d’une famille très modeste. L’argent était durement gagné par le travail. C’était une famille aimante et chrétienne.

Mon rêve d’enfant était de devenir cuisinier sur un bateau. Je suis parti de chez mes parents à l’âge de 14 ans et me suis retrouvé en apprentissage de CAP de cuisinier dans un restaurant-bar à 100 km de chez moi. Ce fut une expérience réellement difficile de se retrouver exploité à travailler tard le soir et le week-end. La règle de mon patron et maître d’apprentissage était : « moi j’en ai chié, donc toi tu vas en chier », et j’ai vécu cela durant deux ans. C’était très dur et il a fallu très vite que je devienne autonome. Je pense que le fil rouge de ma vie est né là, dans cette expérience de dureté de la vie et du travail. Le restaurant-bar où je travaillais était fréquenté par des personnes délaissées : personnes âgées, alcooliques, « paumés », et cela m’a touché.

D&J : Comment es-tu devenu prêtre ? priere-pretres-moines-eglise-danielkedinger-669x272

Christian : J’ai fait ma communion et, durant mon adolescence, j’ai participé à des groupes chrétiens de réflexion et fait des pèlerinages à Lourdes. Mon arrière-grand-mère comptait beaucoup pour moi et me disait : « Christian, je prie pour toi et pour que tu sois prêtre ». Cette phrase m’a habité inconsciemment et m’est revenue le jour de sa mort. Vers 16 ans, j’ai participé à des sessions de vocation. A 17 ans, lors d’un congrès de vocations à Amiens, j’ai rencontré la responsable d’une communauté religieuse. Elle cherchait un cuisinier. Je me suis retrouvé embauché, à la tête d’une cuisine, avec plus de 100 couverts à sortir par jour, à gérer les achats, pendant un an et demi.

Puis je suis parti à l’armée. Un de mes frères est alors décédé, renversé par une voiture. Cela a été le drame de notre famille. Dans cette épreuve et ce questionnement sur le sens de la vie, je suis rentré au séminaire, où j’ai passé une dizaine d’années. J’ai vécu à cette époque les premières difficultés liées à mon homosexualité. J’ai été ordonné prêtre à 30 ans.

D&J : Quelle a été alors ta vie ?Praying hands on a Holy Bible

Christian : J’ai vécu pendant 12 ans un ministère très épanouissant, d’abord à Niort dans une grande paroisse de 15 000 habitants. C’était un quartier populaire. J’ai travaillé avec des associations de solidarité, de locataires et avec le parti communiste. C’est là que j’ai découvert la militance et les luttes. J’étais aussi accompagnateur fédéral de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC). logo-de-la-jocPuis l’évêque m’a demandé de changer et je me suis retrouvé dans le nord du département. Il y avait un défi d’accompagnement des communautés, de refonte du travail des équipes de mariage et de catéchèse. J’y suis resté 5 ans.

D&J : Et un beau jour tu pars de l’Eglise ?church romantic icon

Christian : Durant ces années de ministère, cela a été un enthousiasme fou d’accompagnement de communautés, de personnes, avec la JOC, mais en même temps, la difficile question de mon homosexualité avec des premières expériences sexuelles, des rencontres sans lendemain qui ne conduisaient à rien. J’étais écartelé et coupé en deux. Un beau jour j’ai rencontré un homme dont je suis tombé amoureux. Je me suis dit que c’était le moment.

J’en ai parlé avec mon évêque qui m’a aidé fraternellement. Mon compagnon de l’époque faisait pression pour que je quitte le ministère. J’ai dû prendre une décision car je ne voulais pas vivre une double vie. J’ai convenu avec mon évêque de reprendre un travail salarié de prêtre-ouvrier. A ce moment-là, j’ai été dénoncé par des personnes qui m’avaient vu avec mon compagnon. J’ai dû partir du presbytère. Je me suis retrouvé chez mon frère, en expliquant à ma famille que j’aimais un homme. Du jour au lendemain, je n’avais plus de logement, plus de travail. Le diocèse continuait à m’assurer un revenu minimum tant que je n’avais pas trouvé une solution. Cela a duré 6 mois.Criminal in handcuffs

Avant de parler de solidarité, il faut avoir vécu l’abandon, l’isolement. J’ai vécu l’épreuve du rien, du néant et de l’abaissement. Je me suis retrouvé seul, avec à peine du chauffage, un tout petit peu d’argent pour vivre. Je n’étais plus rien pour personne. Quand j’allais à Pôle Emploi, j’étais un numéro de demandeur d’emploi ou un numéro de sécurité sociale. J’étais pauvre de relations car j’avais perdu mon ministère. J’étais anéanti d’avoir été dénoncé, cela a été très compliqué. Cette expérience d’être en demande a été très dure. Je comprends aujourd’hui ce que vivent les personnes que je reçois en entretien d’embauche, car je l’ai vécu. Le ministère m’avait mis sur un piédestal, avec un tas de relations, et du jour au lendemain, plus rien. Je m’en suis sorti le jour où j’ai trouvé du travail.

D&J : Tu es maintenant directeur d’une structure sociale ?

Christian : J’ai été embauché comme directeur d’une association d’insertion sociale et professionnelle, où les deux maitres mots sont « solidarité » et « insertion ». Je dirige cette structure depuis 10 ans et nous venons de fêter ses 30 ans. . Elle est composée d’un pôle d’animation locale et de solidarité et d’un pôle d’insertion professionnelle.Handicape-Chaîne

Dans le cadre du pôle d’animation locale, nous menons des activités autour du lien social dans le quartier : fêtes, animations de convivialité, lotos… Nous menons des actions d’entraide et de lien social : par exemple, nous avons un atelier coiffure réservé aux personnes à faible revenu pour qu’elles puissent se faire coiffer et améliorer leur image de soi. Nous avons un espace emploi où nous aidons les personnes à rechercher des offres d’emploi, à rédiger un CV, etc. Rechercher du travail est devenu d’une complexité inimaginable. Nous aidons aussi les personnes à se former à internet pour faire leur recherche d’emploi. Aujourd’hui encore, beaucoup n’ont pas accès à internet (trop cher) et ne savent pas utiliser l’informatique. Il s’agit parfois de personnes qui ne savent ni lire ni écrire, ou qui sont d’origine étrangère et ne savent pas écrire le français. Aujourd’hui, pour s’inscrire à Pôle Emploi, il est obligatoire de créer son dossier sur internet, ce qui signifie qu’il faut posséder une adresse mail. Quelqu’un qui ne maîtrise pas internet est exclu du système. De même, l’inscription et le suivi du dossier de RSA (Revenu de Solidarité Active) ne peuvent être faits que sur internet. De même pour la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, etc. Tout devenant informatisé, des personnes se retrouvent exclues du système. Elles ne sont pas inscrites comme demandeurs d’emploi, donc elles ne bénéficient pas d’aide alors qu’elles y auraient droit. L’Etat se retrouve avec des milliards d’euros de prestations sociales non utilisés car des personnes ne peuvent pas y accéder.assigne-a-resistance

Le deuxième pôle est l’action de professionnalisation avec une activité de restauration et blanchisserie. Il s’agit d’un chantier d’insertion agréé par le ministère du travail. Nous utilisons une activité économique pour en faire un espace de formation pour des personnes éloignées du marché de l’emploi, principalement des femmes. Ces personnes sont rémunérées pour leur travail. Elles apprennent à travailler en équipe, à respecter des horaires, à se présenter au travail en tenue correcte. Cela donne des cadres à des personnes qui ne les ont jamais eus ou qui les ont perdus. Souvent ce sont des personnes qui n’ont fait qu’enchainer des petits boulots, à cause de ce qu’elles sont ou à cause du marché de l’emploi (beaucoup d’emplois précaires dans la restauration, le service à la personne, le bâtiment…). Notre travail est d’accompagner ces personnes à revenir au travail et à résoudre divers problèmes tels que passer un permis de conduire, prendre des cours de français ou de maths, faire une formation qualifiante, se soigner. 70% des salariés ont des problèmes de santé : vue, dentition, psychopathologie, addiction… Pace tra popoliEn précarité, on survit et on ne se préoccupe pas beaucoup de sa santé, l’urgence étant de manger tous les jours. Quand ces personnes trouvent un travail, l’urgence est d’être à l’heure , d’assurer le travail, alors que les problèmes de santé sont toujours là. A un moment donné, la cocotte-minute explose et les problèmes de santé ressurgissent. Par exemple, nous avons eu un jeune de 20 ans qu’il a fallu hospitaliser et lui arracher toutes les dents. Je pense à deux autres jeunes dans un état psychologique très difficile. Cela dépasse nos compétences et nous faisons appel à notre réseau de partenariat de travail. Nous accompagnons ces personnes pour les aider à aller vers des dispositifs appropriés, mais cela reste à chaque personne d’accepter d’aller vers ces structures.

D&J : Quel est le public qui fréquente l’association ?Loyality

Christian : Un des principes de l’association est que les prix des prestations soient adaptés aux revenus. Les personnes payent une adhésion et rentrent dans une grille de tarification suivant leurs revenus. 80% de nos adhérent-e-s touchent moins de 1200 € par mois. Pour eux-elles, le prix d’un repas complet est de 3,60 €. Pour certain-e-s c’est déjà trop cher et ils-elles ne prennent qu’un plat et un dessert, et ce phénomène est en augmentation de 30% depuis 3 à 4 ans. Une dizaine de mamies ne viennent plus à cause de la suppression par l’Etat de la demi-part fiscale pour les veuves. Nous cherchons à les réintégrer, car non seulement elles ne se nourrissent plus correctement mais le lien social n’existe plus pour elles.

D&J : Le fait d’être homosexuel, qui a créé une rupture dans ta vie, a-t-il changé ton regard sur le monde et contribué à ton action actuelle ?Two multi racial hands

Christian : Mon expérience de la vie a été une expérience de rupture difficile. Cela m’a renforcé et aguerri mais en même temps rendu humble. Cela m’a donné conscience que la vie est fragile et que tout peut se casser très vite. Cela a changé mon regard sur moi-même et mon mode de relation à l’autre, surtout quand je me retrouve face à des personnes qui sont dans des situations de précarité. La personne le sent très vite ! Cela rejoint quelque chose de très fort de ma foi chrétienne. Le Christ est avant tout pour moi une personne fragile : c’est Dieu qui vient habiter dans notre humanité. Dieu vient habiter la grandeur et la fragilité de la contingence humaine. Cela est immensément grand pour moi. Je vis ma foi avec une attention envers les gens au quotidien, avec une proximité particulière pour les petits et les fragiles. Il y a quelque chose de la foi en Christ là-dedans. Je ne dis pas que cela est facile, il y a aussi des personnes que je ne supporte pas. Mais il s’agit avant tout de cheminer avec l’autre.

D&J : Donnes-tu à cette solidarité un sens politique ?Many people in line take turn to vote

Christian : Mon expérience de solidarité est animée par le combat politique. On entretient en France une précarité systématique et une société à deux vitesses. J’ai tout à fait conscience d’en être un « agent ». Mais je pense faire, avec mon équipe et le conseil d’administration de l’association, le maximum pour que les personnes puissent grandir, dans leurs relations ou leur professionnalisation. Nous voulons donner du sens à notre activité et nous nous questionnons régulièrement sur le sens de nos actions, y compris si nous devons arrêter un contrat. Pour moi, l’action politique, c’est cela, c’est « quel sens on donne à l’agir individuel et collectif ? » C’est la nécessité de réfléchir à comment, individuellement, à partir de mon histoire, et collectivement avec d’autres qui peuvent partager des idéaux, des convictions et des compétences, nous allons donner un sens à ce que nous voulons faire ensemble : quel est le but ? Qu’est-ce que nous voulons transformer ? Mon engagement politique, au Parti Communiste, est de vouloir changer ce système qui contribue à précariser de plus en plus de personnes. Ce système me parait nous conduire tou-te-s dans le mur : emploi, social, écologie. On peut discuter des modalités et je connais des personnes de droite qui ont une rigueur d’analyse sur ces problèmes et se questionnent sur les solutions à apporter. L’action politique est de transformer ce système car il crée de la misère et des désordres.

D&J : La question de la solidarité est très large ?Round dance of 3D small people

Christian : Derrière le mot solidarité, on peut mettre tellement de choses. La solidarité peut être l’action vis-à-vis des plus précaires, un engagement politique, mais aussi se vivre dans le couple ou dans une association telle que David & Jonathan. Dans tous les cas pour moi, la solidarité relève avant tout de l’ordre de l’expérience.